Lorenzaccio - Acte III - Scène 6

Le boudoir de la marquise.

LA MARQUISE, LE DUC.

La Marquise.

C’est ma façon de penser ; je t’aimerais ainsi.

Le Duc.

Des mots, des mots, et rien de plus.

La Marquise.

Vous autres, hommes, cela est si peu pour vous ! Sacrifier le repos de ses jours, la sainte chasteté de l’honneur ! quelquefois ses enfants même ; — ne vivre que pour un seul être au monde ; se donner, enfin, se donner, puisque cela s’appelle ainsi ! Mais cela n’en vaut pas la peine : à quoi bon écouter une femme ? une femme qui parle d’autre chose que de chiffons et de libertinage, cela ne se voit pas.

Le Duc.

Vous rêvez tout éveillée.

La Marquise.

Oui, par le ciel ! oui, j’ai fait un rêve ; hélas ! les rois seuls n’en font jamais : toutes les chimères de leurs caprices se transforment en réalités, et leurs cauchemars eux-mêmes se changent en marbre ! Alexandre ! Alexandre ! quel mot que celui-là : Je peux si je veux ! Ah ! Dieu lui-même n’en sait pas plus : devant ce mot, les mains des peuples se joignent dans une prière craintive, et le pâle troupeau des hommes retient son haleine pour écouter.

Le Duc.

N’en parlons plus, ma chère, cela est fatigant.

La Marquise.

Être un roi, sais-tu ce que c’est ? Avoir au bout de son bras cent mille mains ! Être le rayon du soleil qui sèche les larmes des hommes ! Être le bonheur et le malheur ! Ah ! quel frisson mortel cela donne ! Comme il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes ailes, toi, mon aiglon ! César est si loin ! la garnison t’est si dévouée ! Et d’ailleurs on égorge une armée et l’on n’égorge pas un peuple. Le jour où tu auras pour toi la nation tout entière, et où tu seras la tête d’un corps libre, où tu diras : Comme le doge de Venise épouse l’Adriatique, ainsi je mets mon anneau d’or au doigt de ma belle Florence, et ses enfants sont mes enfants… Ah ! sais-tu ce que c’est qu’un peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras ? Sais-tu ce que c’est que d’être porté comme un nourrisson chéri par le vaste océan des hommes ? Sais-tu ce que c’est que d’être montré par un père à son enfant ?

Le Duc.

Je me soucie de l’impôt ; pourvu qu’on le paye, que m’importe ?

La Marquise.

Mais enfin, on t’assassinera. — Les pavés sortiront de terre et t’écraseront. Ah ! la postérité ! N’as-tu jamais vu ce spectre-là au chevet de ton lit ? Ne t’es-tu jamais demandé ce que penseront de toi ceux qui sont dans le ventre des vivants ? Et tu vis, toi, il est encore temps ! Tu n’as qu’un mot à dire. Te souviens-tu du père de la patrie ? Va ! cela est facile d’être un grand roi quand on est roi. Déclare Florence indépendante ; réclame l’exécution du traité avec l’empire ; tire ton épée et montre-la : ils te diront de la remettre au fourreau, que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe donc comme tu es jeune ! Rien n’est décidé sur ton compte. — Il y a dans le cœur des peuples de larges indulgences pour les princes, et la reconnaissance publique est un profond fleuve d’oubli pour leurs fautes passées. On t’a mal conseillé, on t’a trompé. — Mais il est encore temps ; tu n’as qu’à dire ; tant que tu es vivant, la page n’est pas tournée dans le livre de Dieu.

Le Duc.

Assez, ma chère, assez.

La Marquise.

Ah ! quand elle le sera ! quand un misérable jardinier payé à la journée viendra arroser à contre-cœur quelques chétives marguerites autour du tombeau d’Alexandre ; — quand les pauvres respireront gaiement l’air du ciel, et n’y verront plus planer le sombre météore de ta puissance ; — quand ils parleront de toi en secouant la tête ; — quand ils compteront autour de ta tombe les tombes de leurs parents, — es-tu sûr de dormir tranquille dans ton dernier sommeil ? — Toi qui ne vas pas à la messe, et qui ne tiens qu’à l’impôt, es-tu sûr que l’éternité soit sourde, et qu’il n’y ait pas un écho de la vie dans le séjour hideux des trépassés ? Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent les emporte ?

Le Duc.

Tu as une jolie jambe.

La Marquise.

Écoute-moi ; tu es étourdi, je le sais ; mais tu n’es pas méchant ; non, sur Dieu, tu ne l’es pas, tu ne peux pas l’être. Voyons ! fais-toi violence ; — réfléchis un instant, un seul instant à ce que je te dis. N’y a-t-il rien dans tout cela ? Suis-je décidément une folle ?

Le Duc.

Tout cela me passe bien par la tête ; mais qu’est-ce que je fais donc de si mal ? Je vaux bien mes voisins ; je vaux, ma foi, mieux que le pape. Tu me fais penser aux Strozzi avec tous tes discours ; — et tu sais que je les déteste. Tu veux que je me révolte contre César ; César est mon beau-père, ma chère amie. Tu te figures que les Florentins ne m’aiment pas ; je suis sûr qu’ils m’aiment, moi. Eh ! parbleu ! quand tu aurais raison, de qui veux-tu que j’aie peur ?

La Marquise.

Tu n’as pas peur de ton peuple, — mais tu as peur de l’empereur ; tu as tué ou déshonoré des centaines de citoyens, et tu crois avoir tout fait quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit.

Le Duc.

Paix ! point de ceci.

La Marquise.

Ah ! je m’emporte ; je dis ce que je ne veux pas dire. Mon ami, qui ne sait pas que tu es brave ? Tu es brave comme tu es beau ; ce que tu as fait de mal, c’est ta jeunesse, c’est ta tête, — que sais-je, moi ? c’est le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes, c’est ce soleil étouffant qui nous pèse. — Je t’en supplie, que je ne sois pas perdue sans ressource ; que mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne soit pas inscrit sur une liste infâme. Je suis une femme, c’est vrai, et si la beauté est tout pour les femmes, bien d’autres valent mieux que moi. Mais n’as-tu rien, dis-moi, — dis-moi donc, toi ! voyons ! n’as-tu donc rien, rien là ?

Elle lui frappe le cœur.

Le Duc.

Quel démon ! assois-toi donc là, ma petite.

La Marquise.

Eh bien ! oui, je veux bien l’avouer ; oui, j’ai de l’ambition, non pas pour moi ; — mais toi ! toi et ma chère Florence ! Ô Dieu ! tu m’es témoin de ce que je souffre.

Le Duc.

Tu souffres ! qu’est-ce que tu as ?

La Marquise.

Non, je ne souffre pas. Écoute ! écoute ! Je vois que tu t’ennuies auprès de moi. Tu comptes les moments, tu détournes la tête ; ne t’en va pas encore : c’est peut-être la dernière fois que je te vois. Écoute ! je te dis que Florence t’appelle sa peste nouvelle, et qu’il n’y a pas une chaumière où ton portrait ne soit collé sur les murailles avec un coup de couteau dans le cœur. Que je sois folle, que tu me haïsses demain, que m’importe ? tu sauras cela !

Le Duc.

Malheur à toi si tu joues avec ma colère !

La Marquise.

Oui, malheur à moi ! malheur à moi !

Le Duc.

Une autre fois, — demain matin, si tu veux, — nous pourrons nous revoir et parler de cela. Ne te fâche pas si je te quitte à présent : il faut que j’aille à la chasse.

La Marquise.

Oui, malheur à moi ! malheur à moi !

Le Duc.

Pourquoi ? Tu as l’air sombre comme l’enfer. Pourquoi diable aussi te mêles-tu de politique ? Allons ! allons ! ton petit rôle de femme, et de vraie femme, te va si bien ! Tu es trop dévote ; cela se formera. Aide-moi donc à remettre mon habit ; je suis tout débraillé.

La Marquise.

Adieu, Alexandre.

Le duc l’embrasse. — Entre le cardinal Cibo.

Le Cardinal.

Ah ! — Pardon, Altesse, je croyais ma sœur toute seule. Je suis un maladroit ; c’est à moi d’en porter la peine. Je vous supplie de m’excuser.

Le Duc.

Comment l’entendez-vous ? Allons donc ! Malaspina, voilà qui sent le prêtre. Est-ce que vous devez voir ces choses-là ? Venez donc, venez donc ; que diable est-ce que cela vous fait ?

Ils sortent ensemble.

La Marquise, seule, tenant le portrait de son mari.

Où es-tu, maintenant, Laurent ? Il est midi passé ; tu te promènes sur la terrasse, devant les grands marronniers. Autour de toi paissent tes génisses grasses ; tes garçons de ferme dînent à l’ombre ; la pelouse soulève son manteau blanchâtre aux rayons du soleil ; les arbres, entretenus par tes soins, murmurent religieusement sur la tête blanche de leur vieux maître, tandis que l’écho de nos longues arcades répète avec respect le bruit de ton pas tranquille. Ô mon Laurent ! j’ai perdu le trésor de ton honneur ; j’ai voué au ridicule et au doute les dernières années de ta noble vie ; tu ne presseras plus sur ta cuirasse un cœur digne du tien, ce sera une main tremblante qui t’apportera ton repas du soir quand tu rentreras de la chasse.

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